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Soumission à l'autorité : quand nos valeurs génèrent l'horreur

J'observai un homme d'affaire équilibré et sûr de lui entrer dans le laboratoire, souriant et confiant. En moins de vingt minutes, il fut réduit à l'état de loque parcourue de tics, au bord de la crise de nerfs (...). A un moment il posa sa tête sur son poing et murmura : "Oh mon Dieu, faites qu'on s'arrête!" Et pourtant il continua à exécuter toutes les instructions de l'expérimentateur et obéit jusqu'à la fin.
Stanley Milgram

Un être humain de nature pacifique et révolté par la violence peut-il se transformer en tueur implacable juste parce qu'il a reçu l'ordre de le faire, qui plus est par une personne qu'il ne connaît même pas?
Nous aimerions tous à cette question répondre : bien sûr que non. Cependant, nous allons voir que la nature humaine nous réserve décidément bien des surprises.

Cette question a été étudiée par un psychologue américain du nom de Stanley Milgram. Dans les années 60, il tente de comprendre les anciens tortionnaires et exécuteurs nazis qui, lors du procès de Nuremberg, semblaient réellement croire qu'ils n'étaient pas véritablement maîtres de leurs actes mais juste exécutants d'ordres supérieurs.

Milgram a donc mis au point une expérience pour essayer de démontrer que n'importe quelle personne pouvait adopter le même comportement atroce sous la pression d'une autorité hiérarchique.
L'expérience se présente comme tel : on invite une personne parfaitement saine d'esprit à participer à une expérience de psychologie sociale par une annonce publiée dans les journaux, moyennant rémunération.
Après candidature et recrutement, cette personne est accueillie dans un endroit qui possède une très forte connotation scientifique : machines, ordinateurs, personnels en blouses blanches tenant des bloc-notes d'observation etc.
Arrivée sur les lieux, la personne retenue se voit expliquer les règles : elle doit faire apprendre à une autre personne présente sur les lieux une série d'association de mots simples (ex : Ciel-Bleu) et tester ainsi sa capacité d'apprentissage et de mémorisation. Après une répétition générale, la personne va questionner l'"élève". Si celui-ci répond bien, on passe à un autre mot. Si elle répond mal, la personne désignée comme "maître" reçoit l'ordre d'envoyer un choc électrique à l'élève, d'intensité graduelle et s'élevant jusqu'à 450 volts (largement suffisant pour tuer un être humain).

Le résultat est éloquent et effrayant : 65 % des individus ont été jusqu'à administrer un choc de 450 volts à la personne élève , ce qui les aurait amené à exécuter cette personne si l'expérience n'avait pas été factice.

Un comportement propre à une époque et un contexte direz-vous. Et bien pas du tout : en 2009, deux psycho-sociologues français décident de recommencer l'expérience. A travers une nouvelle émission de télé-réalité nommée "Zone Xtrême", les candidats sont amenés à effectuer exactement les mêmes actes que lors de l'expérience de Milgram. La récompense est ici une forte somme d'argent. Le résultat a prouvé que non seulement les candidats ont pour la grande majorité dépassé le seuil fatal des chocs électriques, mais elle a aussi démontré que le public présent dans la salle soutenait activement le choix du candidat et le poussait à continuer.
Shanab et Yahya, en 1977, tentèrent cette expérience dans un pays radicalement différent d'un point de vue culturel, la Jordanie, pensant que ce comportement était propre aux mentalités occidentales. Le résultat confirma l'expérience de Milgram : 73 % d'acceptation de la part des personnes cobayes.

Dès lors, comment expliquer ce comportement qui semble être ancré dans la nature profonde de l'homme?
La réponse est à chercher tout d'abord dans notre éducation. Depuis tout petit, nous apprenons de nombreuses valeurs que les entités supérieures à notre être (parents, société) nous inculquent. Ces valeurs sont par exemple l'obéissance, le fait de toujours positiver, d'être solidaire, généreux envers les autres et surtout d'être un individu LIBRE de ses actes et de ses choix. Qui n'a jamais appris qu'obéir aux ordres était bien est qu'il était néfaste de s'opposer aux règles établies et ainsi troubler l'ordre fragile de notre société?
Depuis notre plus jeune âge nous intériorisons ces valeurs et agissons en permanence en accord avec celles-ci. Aristote nommait ces principes l'Ethos, qu'il différenciait du Pathos (l'émotion et l'affectif) et du Logos (le discours raisonné). Du fait de cette intériorisation systématique, notre esprit perd de sa faculté à juger et à critiquer, et nous tombons dans le piège des valeurs morales et sociales très facilement.

Mais cette obéissance aveugle et ce comportement meurtrier s'explique par d'autres facteurs psychologiques et cognitifs. L'individu est également influencé par ce que l'on appelle en psychologie le biais d'auto-satisfaction (self-serving bias). Ce phénomène inconscient s'explique comme ceci : nous avons tendance à intérioriser nos comportements positifs ("j'ai réussi grâce à mon travail",...) et à extérioriser les négatifs ("ce n'est pas ma faute",...). Ainsi, lors d'un contexte de soumission autoritaire et d'obéissance, nous rejetons toute notre culpabilité sur l'autorité pour se soulager de notre état de malaise. Nous nous enfermons donc dans un état irresponsable, et nous nous considérons alors comme un simple subordonné obéissant aux ordres. Milgram a nommé cet état l'"état agentique". Plongé dans cet état, nous ne sommes plus que de simples exécutants qui nous contentons d'obéir aux ordres et de faire ce qu'on nous demande, le caractère inhumain des ordres important peu. Notre faculté de perception et de jugement de la situation est donc réellement annihilée.

Une autre clé de réponse se trouve dans le phénomène d'"engagement" que nous produisons et dans lequel nous nous enfermons inconsciemment au travers de ces actions. Une fois engagé dans nos actes, nous éprouvons une énorme difficulté à arrêter ce processus, et nous sentons dans l'obligation de poursuivre notre action, sous peine de remettre en cause tout notre comportement depuis le début. Ce phénomène est appelé "escalade d'engagement" et forme dans le vocabulaire de la psychologie ce que l'on appelle un "piège abscon".
Ainsi, nous produisons dans cette expérience de nombreux actes tout d'abord insignifiants (administrer un choc électrique de très faible intensité), puis de plus en plus lourds (on arrive rapidement à 100, 200 puis 300 volts).
Après avoir entamé le processus d'administration de ces chocs et avoir entendu quelques gémissements de la part de la victime, on commence à sentir un état de malaise extrêmement désagréable. Cet état de malaise est appelé "dissonance cognitive" et est généré par la non cohérence entre nos croyances profondes (il ne faut pas blesser un autre être vivant), et nos actes qui traduisent un comportement atroce et inhumain. En règle générale, nous tentons de réduire cet état d'inconfort en réduisant cet écart croyance/action. Dans le cas présent, arrêter l'expérience signifierait remettre en cause l'ensemble de nos actions et priverait de sens notre implication totale dans cette expérience. Il faut aussi préciser que l'intégralité de ces personnes ayant participé à cette expérience ont été suivies longuement par des psychologues, car plongées pour la plupart dans un traumatisme extrêmement profond.

Nous pouvons donc voir que n'importe quelle personne, même si elle est fondamentalement opposée à la violence, peut rapidement abandonner ses convictions profondes et se transformer en monstre implacable sous l'effet d'une autorité qui exerce sur elle une légitimité et une crédibilité forte. L'histoire nous a malheureusement montré qu'il était très facile de créer tout un système basé sur cette soumission aveugle, de par la simple instauration d'éléments stratégiques exerçant sur le peuple ces deux facteurs indispensables à la génération d'un état "agentique" à qui l'on donne des travaux à priori anodins lorsqu'ils sont séparés de leur contexte.
A l'avenir, évitons donc de juger trop vite les actes des personnes que nous jugeons contraires à notre éthique, et essayons d'analyser les facteurs environnementaux et situationnels qui les ont amené à produire cet acte, car nous aurions peut être fait la même chose à leur place et plongé dans leur contexte. Il est toujours très facile d'accuser les autres mais il est beaucoup plus difficile de remettre sa propre personne en question!

Pour terminer cet article et illustrer ces notions abordées, voici un extrait vidéo du film I comme Icare, film français de Henri Verneuil sorti en 1979, qui retraduit parfaitement cet état de soumission absolue de l'individu plongé dans un contexte d'autorité et d'obéissance.


Extrait i comme icare
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